Lucien Bernard est un jeune jurassien incorporé en décembre 1914 au 42e régiment d’infanterie. Je n’ai pas de photo de lui, seulement une photographie de sa tombe à la nécropole de Somme-Suippe, faite lors d’une excursion vers les anciens champs de bataille de Marne et Meuse, ainsi qu’une lettre, une chanson envoyée à une de ses sœurs, Augustine peut-être, peu de temps avant sa mort. Le document original est aujourd’hui perdu dans les méandres de la descendance de sa sœur Marguerite, mon arrière-grand-mère. Il me reste une copie numérique de mauvaise qualité, transcrite à la loupe. Alors, armer tambour, en avant la musique, pour le pays, pour la patrie !
Lire la suite : Lucien Bernard, 1915 : un chant et une vie pour la PatrieJeunes années
Lucien est né à Ranchot, petite commune du Jura, le long du Doubs entre Besançon et Dole, le 7 septembre 1895. Ses parents, François Bernard dit Francis et Marie Prost, dite Reine, parcourent les villages des environs au fil des saisons. Francis est un ancien hussard, tour à tour manouvrier, charpentier, scieur de long, ouvrier ou mécanicien. Le couple est fort occupé puisque douze enfants naissent entre 1891 et 1917. À sa naissance, Lucien a déjà deux grandes sœurs, Mélanie Alice qui décède jeune en 1903, et Françoise Élise. Suivent ensuite Marie († 1907), Augustine († 1980), Émile († 1976), Alice († 1974), Marguerite († 1998), Marcel († 1976), Marie (†1989), Élise († 2010) et Lucienne († 2005) prénommée après feu son grand frère. La famille est marquée par plusieurs drames. En 1907, la petite Marie meurt noyée dans le Doubs, près du lieu-dit La Roche.
1914. Lucien a 19 ans. Il vit à Dampierre avec sa famille et il est ouvrier aux Forges de Fraisans, ancien joyau de l’industrie locale alors en déclin. Il sait lire et écrire mais n’a pas le brevet d’instruction primaire, c’est un jeune homme blond, aux yeux bleus-gris, et il mesure 1,60 m. En juin, bien loin de Dampierre et Fraisans, un archiduc se fait assassiner par un nationaliste serbe. L’Autriche-Hongrie planifie sa revanche, la poudrière européenne explose. Les nationalismes exaltés des puissances qui entrent en guerre peuvent se déverser sur les champs, forêts, villes et villages d’Europe et du monde.
Le soldat Bernard, classe 1915, matricule 1607 au recrutement de Besançon
Avec l’hécatombe des premières semaines de la guerre, la classe 1915 est appelée en avance. Lucien Bernard rejoint le 35e régiment d’infanterie pour faire ses classes à Besançon (le dépôt de Belfort est transféré à Besançon). Après une instruction de quelques mois, Lucien est envoyé au front, incorporé au 42e régiment d’infanterie, le futur as de carreau du général Philipot. Issu du régiment de Limousin, le 42e est de toutes les guerres de la monarchie et de la République depuis le XVIIe siècle. Ce régiment est bien éprouvé dès le début de la guerre. Il défend Belfort en août 1914, ville où se trouve son dépôt, avant de participer aux combats en Alsace à la fin de l’été, puis fait la route vers la Marne. Le 7 septembre 1914, le régiment panique sous le feu des Allemands et bat en retraite sans en avoir l’ordre. Le soldat de 2ème classe Bernard arrive au régiment le 9 mai 1915. Ses camarades sont alors dans l’Aisne, vers Vingré près de Soissons, lieu tristement célèbre pour l’exécution de six pioupious du 298e régiment d’infanterie en décembre 1914, fusillés pour l’exemple.
En avant ! Et en musique !
Aux côtés du 42e régiment d’infanterie, sur le plateau de Nouvron-Vingré, le 44e est lui aussi campé dans ses positions pour défendre Soissons et Compiègne. Le 44e ? C’est le futur as de Pique, le régiment de Lons-le-Saunier. Dans l’Aisne hostile se trouvent d’autres Comtois avec Lucien Bernard. L’un d’entre eux se nomme Léon Roeslin, c’est un Lédonien, petit gars d’1,55 m., étudiant de 23 ans qui vit au 9 rue de la République à Besançon en 1911, année où il s’engage volontairement dans l’armée. Léon, dit Léo, est sergent à la 2ème compagnie du 44e régiment d’infanterie en 1915.
Comment Lucien et Léon se sont-ils rencontrés et ont sympathisé ? Difficile, voire impossible de le savoir. Ils ne sont ni du même régiment, ni de la même classe, ils viennent de villes certes proches mais différentes, et ils ne sont pas du même milieu social. Mais en juin 1915 visiblement, l’ouvrier et l’étudiant parlent probablement musique et écrivent une chanson, plus tard envoyée à une sœur de Lucien dans une lettre personnelle. La première page, avec un refrain et deux couplets, est signée Lucien Bernard. La seconde, qui contient deux refrains et les 3ème et 4ème couplets est signée « Léo Roeslin, sergent au 44e d’infanterie 2e compagnie. Plateau de Nouvron le 23 juin 1915 ». L’écriture semble être la même, celle de Lucien, pleine de fautes d’orthographe que je restitue dans la transcription. Lucien dit en être l’auteur, car s’il a l’habitude de donner ses chansons, celle-ci, dédiée aux soldats morts des 42e et 44e régiments d’infanterie, est assez bonne pour être vendue.
Lucien nous laisse même imaginer l’air sur lequel elle doit être chantée, Je sais que vous êtes jolie, petite romance dont les paroles sont écrites par Henri Poupon et composée par Henri Christiné en 1912.
Mardi le 7 septembre 1915
Cher soeur je tenvoi ses doux mots pour te doner de mes nouveles et en mêmes tan pour en avoir des tienes. Je suis toutjours en bone santé et j’espère que ma lettre te trouvera de mêmes a son arivé. Amis je ne vands pas mes chansons je les donnes. Celle la je la vands car je crois l’idée bonne c’est pour que nos amis tombés au champ d’honneur en souvenire de nous sur leur tombe [aient des pleures ?].
Au Maures du 42 et 44.
Air : je sais que vous êtes jolie.
Pour la patrie
1er couplet
Depuis des mois nous soutenons une guerre
Pour défendre notre France qui nous est chère
Pour chasser les envahisseurs
Et les punir de leurs horreurs
Dans les combats la lutte est horible a voir
Devant la mort nous gardons pourtant l’espoir
Et nos poilus pleins de courage
Joyeu se ruent au Carnage
Chacun se dit
tout bas ceci
Refrain
Je sais que c’est pour la patrie
Que jour et nuit sans hésiter
Nous voulons ataquer
Et doner notre vie
Je sais que la France est jolie
Que L’Allemand veut nous la dérober
Ca jamais
Ah oui pour eux la France est trop jolie.
2e couplet
Loin des parents et de nos femmes aimés
Depuis six mois nous sommes dans les tranchées
Ou Constamment sans nous lasser
Nous bravons toujours le danger
Et si parfois cette existance nous lasse
Se n’est ja mais qu’un mauvais moment qui (passe
Car la gaité prend le dessus
Et a près l’on ny pense plus
Chaque soldat pense tout bas
(au 1er refrain)
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Ton frère qui taime est qui panse a toute sa famille.
BERNARD L.
3e couplet
Bien loin la bas du pays qui les vit naître
L’allemand vainqueur venant s’installer en maître
Une mère et son petit enfant
Ont fuit devant le Conquérant
Et a son fils qui réclame son papa
La mère reprend en le prenant dans ses Bras
Il vit toujours et en tremblant
Fait voir la lettre de l’absent
(Mon cher petit
retient ceci)
Refrain
Tu sais que c’est pour la patrie
Qu’un beau matin sans hésiter
Ton père s’en est allé
Pour sacrifier sa vie
Tu sais que la France est jolie
Que L’Allemand veut nous la dérober
Ca jamais
Eh oui pour eux la France est trop jolie.
4e couplet
Nos soldats sont aux Créneaux de la tranchée
On sent partout une atmosphère enfiévrée
L’attaque est proche on va Bondir
Et c’est encore avec plaisir
Le Commendant sabre au Clair cris en avant
Mais tout à coup il semble chancelant
Percé d’une Balle en plein cœur
Il dit surmontant la douleur
Courage enfants
je meurs contant
Refrain
Je meurs mais c’est pour ma patrie
Si l’ennemi est repoussé
Je serai Bien vangé
En sacrifiant ma vie
La France leur faisait bien envie
Mais pour la voir il devron tuer
Jusqu’au dernier
Adieu je meurs mais c’est pour ma patrie
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Plateau de Nouvron 23 juin 1915 Leo Roeslin, sergent au 44e d’Infanterie, 2e Compagnie
Oui, ce fut pour la Patrie !
Le 4ème et dernier couplet me fait étrangement penser à la célèbre chanson Verdun ! On ne passe pas, pourtant écrite l’année suivante. Une analyse des paroles de Lucien et Léo devrait être possible. Ils font part de leur patriotisme, voire d’un nationalisme animé par la haine du Boche, de l’Allemand, cet envahisseur venu voler et souiller la France.
Septembre 1915. Lucien est en bonne santé et va bien, du mois l’écrit-il à sa famille. Mais quel triste mois de septembre 1915. Mois qui doit bientôt entrer dans les annales de l’Histoire comme le plus meurtrier de l’histoire de France. Lucien est dans un petit secteur situé entre Massiges et Suippes-Souain qui est depuis un an le théâtre d’un interminable et vicieux affrontement. Allemands et Français grignotent quelques kilomètres, voire mètres carrés, ici et là lors d’assauts meurtriers mais rien ne semble bouger. Vers la fin du mois de septembre, le temps est plutôt maussade. Les 42e et 44e régiments d’infanterie sont en Champagne. Une offensive majeure se prépare. Elle doit se dérouler sur tout le front de Champagne. Parallèlement, Français et Britanniques se préparent aussi à attaquer conjointement dans le front de l’Artois. C’est le grand plan du maréchal Joffre. Il doit permettre de repousser les Allemands grâce à un avantage numérique et à une puissance d’artillerie supérieure. Les Allemands ne sont pas dupes et savent qu’une offensive se prépare. Les noms du secteur font déjà frémir : Beauséjour, Souain, Minaucourt, la butte du Mesnil, Mesnil-lès-Hurlus, la ferme de Wacques.
Le 25 septembre 1915, l’assaut est donné après un bombardement terriblement long et puissant. Mais les Allemands sont préparés et parviennent à tenir dans leurs abris. De nombreux régiments sont engagés. L’offensive n’a pas l’effet escompté. Malgré la capture d’un grand nombre de soldats allemands, ce n’est pas l’assaut de la victoire. Les combats sont meurtriers. Du 25 au 30 septembre, les 35e et 42e R.I. perdent plus de 2000 hommes (blessés, disparus et tués). Le 44e est fortement secoué. Le 25 septembre, on a vu le sergent Roeslin franchir un parapet allemand à la tête de ses hommes. Un obus est tombé près de lui, puis plus rien. Ce n’est que le 4 octobre que son corps est retrouvé criblé d’éclats d’obus.
Le même jour, Lucien Bernard est porté disparu à la suite d’un bombardement de la ferme de Wacques, commune de Souain-Perthes-lès-Hurlus. Il faut attendre mai 1918 pour que le 4 octobre 1915 soit fixé comme la date véritable du décès de Lucien. Jusqu’alors, on dit seulement « décédé antérieurement au 17 octobre 1915 », jour où est retrouvé son corps puis inhumé par les brancardiers de l’ambulance 16/2. Adieu, je meurs mais c’est pour la patrie, écrit Lucien moins d’un mois avant sa mort.
La disparition du fils aîné plonge la famille Bernard dans le désarroi. Emotionnel, très certainement, mais aussi financier. Il était le seul garçon en âge de travailler et il y a un bambin à nourrir. Un secours exceptionnel de 150 francs est envoyé à Francis et Reine. En 1921, les sépultures des militaires morts dans le secteur commencent à être relevées pour être ensuite inhumées dans la nouvelle nécropole. Lucien est enterré à Somme-Suippe, Léon à Souain dans la nécropole La Crouée.
Lucien Bernard figure dans le Livre d’Or des forges de Franche-Comté où sont indiqués les noms d’ouvriers et fils d’ouvriers morts pour la France.
En 1925, Marguerite, la sœur de Lucien, épouse René, dont le frère Julien Roy repose lui-aussi à Somme-Suippe. Ils ne se sont pas connus mais ils reposent aujourd’hui à 20 mètres l’un de l’autre, loin de leur Jura et de leur Côte-d’Or.